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Sommes-nous préparés à l’arrivée du Véhicule Autonome ?

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Le secteur du transport routier de marchandises (TRM) sera-t-il prêt à intégrer le camion autonome lorsque celui-ci sera mis sur le marché à grande échelle ? Telle semble être la question fondamentale qui ressort de l’étude publiée en juin 2020 par Ewa Ptaszynska, actuellement éminente responsable du transport routier au sein de la Commission européenne [1]. L’étude, menée à l’Université californienne de Berkeley [2], porte sur les effets attendus de l’automatisation des véhicules sur les entreprises et les conducteurs du TRM et nous rappelle à cet égard les bienfaits qu’apportera l’automatisation tout en exposant clairement les effets disruptifs à venir.

La confirmation des bienfaits de l’automatisation

L’approche retenue se veut objective puisque l’auteure affirme que « la technologie en elle-même n’est ni une menace ni une solution ». Et c’est notamment ce qui la conduit à confirmer les avantages attendus de celle-ci auprès de la Société, des entreprises et même des travailleurs.

En effet, d’un point de vue environnemental, l’automatisation conduira à la réduction de la consommation de carburant [3] et donc à une diminution des émissions de CO2. De même, la massification des flux [4] (et la fiabilité de la programmation des systèmes de conduite automatisés) devraient-elles participer à une réduction de la congestion routière tout en améliorant la sécurité routière en contrariant l’accidentologie causée par le facteur humain.

Du point de vue des entreprises, la technologie du véhicule autonome (VA) permettrait de faire diminuer les coûts opérationnels (baisse de la consommation de carburant) tout en promettant des gains de productivité découlant d’une optimisation de l’utilisation de la flotte de camions ainsi que de la diminution des coûts afférents au poste de conduite, et en résorbant la pénurie de main-d’œuvre qualifiée affectant d’ores et déjà le secteur.

Sur le plan social, l’automatisation devrait aussi réduire la pénibilité et améliorer les conditions de travail des professionnels du TRM, notamment à la faveur d’une diminution du stress et de la fatigue directement liés à la tâche de conduite dynamique.

 

Des effets différenciés sur l’emploi

Au regard de l’emploi, comme pour tempérer certaines craintes exprimées, l’étude précise que la vocation première de l’automatisation n’est pas la suppression de l’ensemble des tâches aujourd’hui dévolues au conducteur, mais uniquement de celles portant directement sur la conduite. Elle ajoute que « l’histoire des révolutions technologiques montre que l’automatisation apporte une croissance nette de l’emploi et des compétences à long terme », ce qui devrait advenir dans le TRM notamment grâce au fait que les pertes d’emplois et déplacements à court-terme devraient être compensés à moyen et long-termes par une demande accrue de livraisons du premier et dernier kilomètre et par l’apparition de nouveaux emplois liés à la technologie d’automatisation.

Ces précautions posées, l’auteure annonce des effets différenciés sur l’emploi, selon qu’il s’agisse d’effets directs générant des retombées négatives ou d’effets indirects qui devraient se révéler positifs.

Dans son versant positif, le coût de la technologie d’automatisation devrait graduellement baisser, la demande de transport augmenter et la productivité s’améliorer, créant un climat favorable au développement de nouveaux métiers. Mais ceci sera grandement dépendant du choix de nouveaux modèles économiques définis par les transporteurs.

Certains de ces nouveaux métiers seront même assis sur des compétences déjà partiellement acquises par les conducteurs d’aujourd’hui. Il s’agira par exemple de développer une offre de services d’urgence pour véhicules autonomes portant notamment sur le ravitaillement en carburant, la réparation des pneus ou encore la vérification et la consolidation de l’arrimage.

De façon générale, l’étude dégage trois secteurs devant proposer de nouveaux métiers directement liés à l’introduction de véhicules autonomes :

  • de nouveaux emplois sont attendus dans le TRM : gestionnaires de flottes, maintenance des véhicules, relation clients et spécialistes de la « supply chain »,
  • d’autres évolutions affecteront le secteur du développement de la technologie de VA (systèmes et logiciels d’exploitation, supervision et maintenance des systèmes informatisés),
  • et enfin est attendue la création de nouveaux services difficilement identifiables à ce stade dans la mesure où il découleront de nouvelles demandes des transporteurs eux-mêmes appelés à développer de nouveaux modèles économiques.

Dans son versant négatif, l'étude confirme le risque d'une perte de deux cent à neuf cent mille emplois en Europe, auquel s'ajoute un risque similaire aux Etats-Unis, tout en circonscrivant aussitôt ce risque au TRM de longue-distance, en l’étalant sur une période de 10 à 20 ans et en précisant que la plupart des travailleurs concernés devraient trouver un nouvel emploi ou partir à la retraite.

Certains, à la condition d’un enrichissement de leurs compétences, pourraient même voir leurs revenus augmenter : opérateurs de systèmes de conduite automatisés, consolidateurs de flottes, techniciens spécialisés, installateurs et techniciens de la technologie d’automatisation etc.. Les autres pourront trouver un emploi dans des fonctions habituelles non liées à la conduite (chargement/déchargement, arrimage, ravitaillement en carburant, inspection du véhicule etc.) ou passeront à la conduite locale, le segment de la livraison du premier/dernier kilomètre étant appelé à fortement se développer au gré de l’augmentation de la demande de transport longue-distance sur VA, même si l’auteure alerte sur le risque « d’ubérisation » de ces derniers emplois si des « politiques énergiques » n’étaient pas mises en œuvre.

 

Un mouvement de consolidation dans le marché du TRM

Au-delà de l’emploi, l’arrivée du VA devrait affecter durablement l’organisation même du marché du transport routier. Par un enchainement logique provenant de ce que les plus grandes flottes seront les premières à adopter les technologies de VA et donc à bénéficier des gains de productivité induits et de ce que, parallèlement, les plus petits transporteurs du TRM longue distance ne seraient pas en mesure d’exposer les coûts initiaux d’acquisition de ces nouvelles technologies [5], ces derniers pourraient rejoindre les grands opérateurs.

Mais là aussi, tout comme les travailleurs, les entreprises pourraient se repositionner pour se concentrer sur les segments locaux et du premier/dernier kilomètre, voire innover en déplaçant leur objet social vers l’exploitation de zones de rassemblement de camions autonomes sur autoroute, vers l’offre de services d’urgence sur route ou encore vers le développement de nouvelles plateformes d’intermédiation entre camions et fret.

Cette grande diversité des effets potentiels du VA dans le TRM amène l’auteure à considérer qu’il appartiendra aux politiques publiques d’allier la facilitation du développement de la technologie de VA, l’atténuation de ses effets négatifs directs attendus sur l’emploi et les entreprises, tout en veillant à ce que la Société dans son ensemble récolte les fruits de l’innovation.

 

Des recommandations annonciatrices ?

A cette fin, l’étude fournit quatre séries de recommandations visant :

  • la recherche et la collaboration

L’étude préconise une plus forte coopération entre toutes les parties prenantes, passant notamment par la création d’un conseil indépendant d’automatisation des emplois destiné à coordonner cette collaboration, conseiller les gouvernements et proposer des plans d’action pour faire face aux coûts de transition des personnes concernées, par la création d’une plateforme de partage de données sur l’emploi à l’image des observatoires existant aujourd’hui dans certains pays d’Europe et par une coopération entre gouvernements permettant d’harmoniser les règles et d’assurer une transition efficace.

 

  • la protection des travailleurs

Afin de limiter les risques afférents aux suppressions d’emplois et faillites d’entreprises, l’étude suggère une protection sociale étendue aux travailleurs les plus vulnérables (entrepreneurs indépendants, propriétaires exploitants, travailleurs à temps partiel) ainsi que la mise en place d’un système d’alerte précoce en cas de licenciement et la généralisation d’un système de retraite anticipée pour les plus âgés dont les possibilités de recyclage et de réemploi sont moindres.

 

  • la création d’emplois et de compétences

Les pouvoirs publics devraient collaborer avec toutes les parties prenantes du secteur pour développer de nouveaux programmes de formation renforçant en particulier les compétences dites « STEM » (science, technologie, ingénierie et mathématiques) dès l’âge scolaire. En outre, pour financer la transition de la main-d’œuvre, l’étude avance l’idée de la création d’une « taxe sur les revenus de la conduite autonome » par laquelle les entreprises bénéficiant des plus conséquents gains de productivité contribueraient au programme de transition des conducteurs déplacés. Est également retenue l’idée d’un fonds de transport routier automatisé permettant d’aider les plus petits entrepreneurs à acquérir la technologie de VA.

 

  • L’adaptation du cadre réglementaire

Une série de règles actuellement en vigueur deviendraient obsolètes avec l’arrivée du VA, notamment celles relatives aux temps de conduite et périodes de repos. De même, les définitions du conducteur, du temps de travail, des périodes de service et disponibilité sont appelées à être revues, ce qui aurait pour corollaire la révision des règles relatives au tachygraphe. Pour y parvenir, deux approches sont ici suggérées : l’adaptation des règles existantes ou la constitution d’un corpus de règles spécifiques au transport automatisé.

 

Le tableau ainsi brossé conduit à s’interroger sur la façon dont le TRM se prépare à y faire face. La bonne nouvelle est que l’étude indique que les changements attendus seront progressifs et s’étendront sur une période de 25 ans. Le TRM devrait ainsi connaître une adoption lente du VA d’ici 2030, suivi par une intégration plus rapide entre 2030 et 2035, grâce au développement de segments « de hub à hub » et de livraisons sans conducteur au niveau local notamment. La généralisation du VA et la véritable pénétration du marché, y compris dans de nombreuses zones urbaines, ne devrait intervenir qu’entre 2035 et 2045.

Or, certaines organisations professionnelles du TRM mènent depuis un certain temps des réflexions sur les impacts de l’introduction des VA [6] et nombre des effets annoncés dans cette étude sont déjà apparus dans les réflexions menées, de sorte que la nouveauté la plus informative de cette étude semble résider dans les recommandations formulées. Eu égard à la qualité de cette étude et de son auteure, il n’est pas totalement saugrenu de penser que certaines pistes ici avancées deviendront demain la norme élaborée par la Commission européenne et applicable dans tous les Etats membres. L’adage ne dit-il pas qu’un homme averti en vaut deux ?

 


[1] DG MOVE

[2] Automation in the trucking sector- Understanding the transformative effects on jobs and businesses, Ewa PTASZYNSKA, Berkeley, juin 2020

[3] Dans l’hypothèse où le gasoil demeurerait la source d’énergie motrice du véhicule

[4] Notamment rendue possible par les gains de capacité inhérents à la suppression de la cabine de conduite

[5] Ces coûts devraient toutefois s’amoindrir à moyen-terme au fur et à mesure de l’acquisition de véhicules autonomes par les lus grandes entreprises.

[6] Par exemple, v. le rapport élaboré par la FNTR et le cluster CARA sur l’impact du VA sur l’emploi, les compétences et la formation dans le TRM publié en 2019 : https://www.cara.eu/wp-content/uploads/2020/01/Rapport-Cara.pdf

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